Tuesday, June 24, 2014

Comment devenir un monstre par Jean Barbe


« Le patron du Arts Café, lui, s’affaissait lentement. Oh, il lui arrivait d’avoir du monde! Mais trois plats du jour ne font pas la journée. J’imaginais sans peine le gouffre financier que cela représentait et, mieux, l’indicible angoisse de tout perdre parce que, au fond, on ne sait rien de nos contemporains alors qu’on croyait les connaître, alors qu’on croyait même savoir ce qui était bon pour eux. Mais ils n’en veulent pas. Et s’ils n’en veulent pas, c’est qu’ils ne veulent pas de vous. »

Comment devenir un monstre relate l’histoire de Viktor Rosh, un enfant silencieux devenu Chef cuisinier à l’âge adulte. S’émancipant de sa mère, Viktor se retrouve à la fin de ses études en plein crise économique. Connaissant un fournisseur de saucisses à hot-dog, il commencera à importer de l’étranger ces produits qu’il considère comme de la merde afin de vivre de sa petite cuisinette roulante improvisée. Il parcourra la Capitale, abusant des pauvres en leur servant un repas qu’il déteste et qui le dégoûte. Il avait pourtant un rêve : avoir son propre café. Un jour, devant ses yeux, se matérialisera son rêve, mais conquit par un autre que lui. Il ne souhaitera pas l’échec de se rêve, mais celui-ci s’échouera, parce que ses contemporains n’en auront rien à faire.

En quête d’aventures, il partira un jour de la Capitale afin de trouver du travail en région : il deviendra le Chef cuisinier d’une scierie. L’économie étant à son plus bas et ne lui permettant pas d’acheter la nourriture avec laquelle il voudrait cuisiner, il se mettra à parcourir le pays afin d’acheter à moindre prix aux fermiers et agriculteurs des alentours.

Mais un jour, arrive la guerre.

La scierie fermera. Il restera là en peine, à voir tous ses paysans en ruine, dépendants de la scierie, de ses propres achats. Il décidera de s’engager dans une armée secrète, contre ce gouvernement qui les laisse tous en plans, sans recours.

Ce livre raconte la descente aux enfers d’un homme au cœur vaillant. La narration oscille entre celle de l’avocat sans frontière engagé pour défendre l’accusé, retraçant l’histoire de celui-ci, et l’histoire de l’accusé, raconté par sa bouche, à la toute fin du livre, alors que l’avocat réussira à gagner sa confiance, à lui démontrer son humanité.

Viktor tuera. Il tuera des hommes, des femmes et un enfant. Au milieu de son calvaire, il se retirera d’entre les vivants afin de vivre comme un ermite. Il décrira la mort d’un ours qu’il mettra des semaines à capturer et en qui il découvrira, verra dans ses yeux la souffrance insupportable, la douleur de mourir.

Qu’est-ce qui pousse un homme à tuer?
Qu’est-ce qui pousse un homme à tuer un bébé naissant?
Qu’est-ce qui pousse un homme à devenir fou? À se retirer du monde des vivants?
Qu’est-ce qui pousse une société à surnommer un homme « le monstre »?
Qu’est-ce qui poussent des parents à se dissocier de leur progéniture?  

« - Qu’est-ce qu’on peut dire de son enfant? Tout ce que je sais de lui, c’est ce que j’ai voulu en voir. Ce qui me ressemble. Ce qui ressemble à son père. Ce qui ne nous ressemble pas. Je sais ce que vous voulez savoir. Vous voulez savoir ses blessures. Pourquoi les gens s’imaginent-ils que les parents connaissent les blessures de leurs enfants? Nos enfants, on tente de les faire rire, pas de les faire pleurer. On finit par savoir ce qui leur fait plaisir. Mais leurs larmes, on les évite. Je voulais le préserver du chagrin, si bien qu’à la fin, quand Viktor pleurait je ne savais pas trop pourquoi. Parfois, on devine. Au début. Mais plus le temps passe, et plus le chagrin de nos enfants nous devient étranger. J’ai soixante-dix ans, et quand je pleure, mon mari est décontenancé. Lui il ne pleure pas, il ravale ses larmes. Je ne comprends pas. Quarante-trois ans de mariage. Je ne peux rien faire pour lui. Il ne peut rien faire pour moi. Nos larmes nous appartiennent. »

« Vous n’avez jamais tué ou eu l’occasion de le faire. Vous ne pouvez pas savoir, vous ne voulez pas savoir. Parce que si vous aviez tué, vous auriez peut-être découvert le pouvoir. Et cette idée vous est insupportable. Comme des puritains qui prennent leur douche tout habillés, vous ne voulez même pas penser à tuer parce que vous avez peur d’aimer ça. Au fond de vous, vous savez que ça existe, vous savez que c’est une possibilité. Vous savez que vous êtes un tueur et que la vie humaine n’a pas l’importance que vous voulez lui accorder. Sinon, vous ne laisseriez pas mourir de faim les enfants d’Afrique, vous laisseriez tout tomber pour aller les aider. Mais non. Vous êtes ici, et pour quoi? Pour défendre mon fils? Défendre un monstre? »


Jean Barbe, écrivain et journaliste québécois, est né en 1962 à Montréal. Ce livre, Comment devenir un monstre, lui a fait remporter un succès littéraire pendant un temps. Et avec raison, ce livre m’a prise au cœur. J’ai passé des nuits entières à le feuilleter, trois semaines à m’en remettre. Barbe réclame ici une prise de conscience sur la guerre, la barbarie humaine sous plusieurs de ses formes. Il nous demande presque « Et vous, êtes-vous devenu un monstre malgré vous? ».


« Qui pouvait décemment établir une échelle de l’horreur?  Où s’achève la civilisation et où commence la barbarie quand la seconde se réclame de la première? Les lois du vainqueur s’appliquent toujours rétroactivement. »

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